LE POLICIER. C’est pas trop éprouvant ?
LA TOMATE. Si.
LE POLICIER. Vous voulez prendre l’air ?
LA TOMATE. Non merci, continuons…
LE POLICIER. Nous en étions à Plac… Plac… Crishh…
LA TOMATE. Alors après… SWOOOINNNGUE.
LE POLICIER. Souingue ?
LA TOMATE. Non plus métallique : Swooingue.
LE POLICIER (écrivant). Swoooingue, j’y suis.
LA TOMATE. Troc… Troc… paticlanc, clanc, clanc… gochtonc.
LE POLICIER (écrivant). Gochtonc… oui…
LA TOMATE. Roar… roar… ROAR… ROAR…
LE POLICIER. Ça, c’est le camion qui s’approche…
LA TOMATE. Oui un trente tonnes bleu-gris… toute ma vie je le verrai, énorme, fonçant sur nous…
LE POLICIER. Donc la suite… J’inscris heu…
LA TOMATE. Ce n’est pas difficile à imaginer.
LE POLICIER. Splatch ? Plouitch ?
LA TOMATE. Ce que vous voulez.
LE POLICIER. Disons : SPLOUATCH !… combien étiez-vous dans ce cageot ?
LA TOMATE. Cent vingt, je crois, avec sept concombres sur le dessus.
LE POLICIER. Ça les concombres, pas trouvé… Pour les tomates, on en a ramassé une cinquantaine sur le bord de la route. Toutes très mal en point sauf vous. Le reste, impossible à reconstituer, de la bouillie.
LA TOMATE (émue). Si vous pouviez éviter ce genre de mot.
LE POLICIER. Désolé… On peut dire que vous êtes une vraie miraculée. Si vous voulez bien relire.
LA TOMATE. Ah ! j’oubliais, mais peut-être ce n’est pas important.
LE POLICIER. Je vous écoute.
LA TOMATE. Kaïïïïï…
LE POLICIER. Kaïïïiïï ?
LA TOMATE. C’est la dernière chose que j’ai entendue avant qu’on soit projetées sur la route et écrasées par le camion qui suivait.
LE POLICIER. Ça ressemble à un cri de chien, non ?
LA TOMATE. Vous savez, moi les chiens, je n’ai pas une passion, j’en vois le moins possible. Alors vous dire comment ils crient…
LE POLICIER. Un chien qui a dû traverser devant la camionnette qui vous transportait, obligeant le conducteur à faire une embardée et votre cageot secoué a basculé sur la route.
LA TOMATE. C’est possible…
LE POLICIER. Donc j’inscris Kaïïïï au début.
LA TOMATE. Ce qui donne ?
LE POLICIER. Ce qui donne : Kaïïï, plac plac.., Crishh swooingue troc troc paticlanc, clanc, clanc, gochtong roar ROAR ROAR… SPLOUATCH… ROAR roar roar…
LA TOMATE. Oui, c’est ça (elle éclate en sanglots) exactement ça.
LE POLICIER. Je suis désolé.
LA TOMATE. C’est tellement injuste.
LE POLICIER. Comme vous êtes la seule survivante, votre déclaration est capitale pour l’enquête.
LA TOMATE. Je comprends.
LE POLICIER. Si vous voulez bien signer.
LA TOMATE. Signer ?
LE POLICIER. Oui, en bas de la page, là.
LA TOMATE. Vous n’avez pas oublié que je suis une tomate, j’espère.
LE POLICIER. Bien sûr que non.
LA TOMATE. Et que je n’ai ni bras, ni main…
LE POLICIER. Oh ! je suis navré… C’est la première fois que je pose des questions à une tomate, alors…
LA TOMATE. Moi, c’est la première fois que je réponds à un policier et pour autant je ne vous ai pas demandé, je ne sais pas moi, de faire du jus par exemple.
LE POLICIER. Exact.
LA TOMATE. Ni de vous émonder.
LE POLICIER. Vrai… Navré… On est formé trop rapidement dans la police… Je m’en aperçois tous les jours.
LA TOMATE. Quand même ne pas tendre un stylo à une tomate, c’est le b.a.-ba…
LE POLICIER. On n’a même pas eu une heure de cours sur tout ce qui est fruits et légumes, rien, ils ont fait l’impasse… Heureusement je savais que vous parliez, c’est déjà ça.
LA TOMATE. Curieusement, très peu de gens sont au courant.
LE POLICIER. C’est ma mère qui me l’avait dit quand j’étais gosse : “Si tu ne manges pas ta tomate, elle va te gronder !” Ça m’est resté.
LA TOMATE. J’ai toujours pensé que c’était dans sa famille qu’on apprenait plutôt qu’à l’école.
LE POLICIER. La mienne n’a pas dû m’apprendre grand-chose, pour finir dans la police…
LA TOMATE. Si ça peut vous redonner le moral, moi je ne savais même pas que les policiers parlaient…
LE POLICIER. On est pareil d’une certaine façon…
LA TOMATE. J’ai l’impression.
LE POLICIER. Ça vous dirait d’aller prendre un verre ?
LA TOMATE. Et votre rapport ?
LE POLICIER. Je le signerai pour vous… Comment vous vous appelez ?
LA TOMATE. Jacqueline.
LE POLICIER. Je signe Jacqueline la tomate ?
LA TOMATE. Non : Bossard, Jacqueline Bossard. Et vous ? Votre nom ?
LE POLICIER. Laurent Rossignol.
LA TOMATE. J’ai eu un jardinier qui s’appelait Rossignol quand j’étais verte.
LE POLICIER. Vous étiez verte ?
LA TOMATE. Oui, quand j’étais petite…
LE POLICIER. Ah, OK !… Je vous l’avais dit, rien, la police ne sait rien sur les fruits et légumes… d’ailleurs, vous, vous êtes un fruit ou un légume ?
LA TOMATE. Les deux.
LE POLICIER. Vous êtes bi ?
LA TOMATE. Si vous voulez, mais disons que je suis plus attirée par les légumes…
LE POLICIER. Ça tombe bien, moi aussi… On y va ?
LA TOMATE. Vous vous souvenez que je n’ai pas de pieds ?
LE POLICIER. Je vous prends dans ma main ?
LA TOMATE. Si ça vous dit.
LE POLICIER. Ça me dit… ça va, je ne vous serre pas trop ?
LA TOMATE. Non je suis bien.
LE POLICIER. Moi aussi, je suis bien.
LA TOMATE. Vous pensez qu’on va avoir une aventure ?
LE POLICIER. Pour ne rien vous cacher, vous m’avez plu tout de suite.
LA TOMATE. C’est drôle, moi aussi dès que je vous ai vu, j’ai eu… enfin, vous m’avez charmée…
LE POLICIER. J’ai ma voiture en bas, ça vous dirait qu’on parte pour Venise ?
LA TOMATE. Venise ?!
LE POLICIER. Avec le gyrophare, ça va vite vous savez, on double tout le monde…
LA TOMATE. Je vous adore.
LE POLICIER. On enverra une carte postale à ma mère et puis au retour je vous la présenterai, je crois qu’elle sera folle de joie de vous connaître.
LA TOMATE. Et moi, je l’aime déjà.
LE POLICIER. Je prends mon écharpe et nous partons.
Il dégringole les escaliers avec Jacqueline dans sa main.
LA TOMATE. Laurent !
LE POLICIER. Oui, mon amour ?
Un temps.
LA TOMATE. Tu ne me mangeras jamais, n’est-ce pas ?
LE POLICIER. Tu perds la tête, Jacqueline, tu perds la tête ou quoi ?
Il s’installe au volant.
LA TOMATE. C’est curieux la vie par moments, on n’y croit plus, tout vous paraît inodore, sans intérêt ni saveur, et puis vous rencontrez un homme, un vrai avec un revolver, un képi et soudain tout à nouveau a du goût, vous vous sentez belle, faite pour exister pleinement.
LE POLICIER. Si ça ne t’ennuie pas, je te mets dans la boîte à gants, ce n’est pas prudent de conduire avec toi dans une main.
LA TOMATE. Tout ce que tu veux, je le veux mon chéri.
Le gyrophare lance des éclats bleutés, la voiture démarre et s’éloigne vers Venise.